POURSUITE DANS MANHATTAN
Mardi soir, au Bouley, dans No Man’s Land, dîner fleuve, assez quelconque et, bien que je leur aie déclaré « Écoutez, les gars, ma vie est un enfer », ils s’obstinent à m’ignorer ostensiblement, tous (Richard Perry, Edward Lampert, John Constable, Craig McDermott, Jim Kramer, Lucas Tanner), pour continuer à discuter répartition des actifs, meilleurs placements pour la prochaine décennie, petites nanas, capitaux immobiliers, or, risques des placements à long terme, cols ouverts, portefeuilles, maniement efficace du pouvoir, nouvelles méthodes de gym, Stolichnaya Cristall, importance essentielle de l’impression que l’on fait sur les gens très importants, vigilance constante, meilleur de la vie, et là, au Bouley, j’ai le sentiment que je ne vais pas pouvoir me contrôler, là, dans cette salle qui renferme une masse de victimes, car depuis quelque temps, je ne peux m’empêcher de voir partout des victimes — dans les réunions d’affaires, dans les boîtes de nuit, les restaurants, dans les taxis qui passent et dans les ascenseurs, dans les queues devant les distributeurs automatiques et sur les cassettes porno, au David’s Cookies et sur CNN, partout, et toutes ont une chose en commun : ce sont des proies, et durant ce déjeuner, je manque de déjanter, avec l’impression de tomber dans un gouffre, un vertige m’oblige à m’excuser avant le dessert, m’isolant dans les lavabos pour me faire une ligne de coke, après quoi je vais prendre au vestiaire mon pardessus de laine Armani qui contient, à peine dissimulé, le 357 magnum, et accroche l’étui sur moi, avant de ressortir, mais ce matin, le Patty Winters Show diffusait l’interview d’un homme qui avait mis le feu à sa propre fille pendant qu’elle accouchait, et nous avons tous pris du requin au dîner...
... il y a du brouillard à Tribeca, le ciel est chargé de pluie, les restaurants fermés, et après minuit, les rues sont désolées, irréelles, le seul signe de vie étant un joueur de saxophone au coin de Duane Street, sur le seuil de ce qui était autrefois le DuPlex, et qui est à présent un bistrot abandonné, fermé depuis un mois, un jeune type, barbu, béret blanc, qui joue un solo très beau, mais conventionnel, avec à ses pieds un parapluie ouvert contenant un billet de un dollar tout humide et de la petite monnaie, et malgré moi je me dirige vers lui, attentif à la musique, un truc tiré des Misérables et, s’apercevant de ma présence, il fait un petit signe de tête et ferme les yeux, levant son instrument, la tête renversée en arrière pour ce qui est dans son esprit, j’imagine, un passage particulièrement poignant et, en un seul geste adroit, je tire le 357 magnum de son étui et, peu soucieux d’ameuter le voisinage, visse un silencieux sur le canon, tandis que le vent froid de l’automne s’engouffre dans la rue et s’enroule autour de nous, et la victime ouvre les yeux, voit le revolver et s’arrête de jouer, l’anche du saxophone toujours coincée entre les lèvres, tout comme je demeure moi-même immobile, lui faisant enfin un petit signe de tête pour l’encourager à continuer, ce qu’il fait, hésitant, puis j’élève le canon vers son visage et presse sur la détente au beau milieu d’une note, mais le silencieux n’a pas fonctionné, et une terrible détonation m’assourdit, tandis qu’un immense halo rouge vif apparaît derrière sa tête et que, ahuri, les yeux encore vivants, il tombe à genoux, puis sur son saxophone, et je fais sauter la douille et la remplace par une balle neuve, mais voilà que ça tourne mal...
... parce qu’avec tout ça, je n’ai pas fait attention à la voiture de patrouille qui arrivait derrière moi — Dieu seul sait ce qu’ils font là, ils distribuent peut-être des contraventions — et tandis que l’écho de la déflagration résonne, puis s’éteint, la sirène de la voiture de patrouille déchire soudain la nuit, venue de nulle part et, le cœur battant, je commence à m’éloigner du corps qui tremble toujours, lentement tout d’abord, comme si de rien n’était, comme si je n’avais rien fait, puis me mettant soudain à courir à toutes jambes, tandis que les pneus de la voiture de police crissent derrière moi et qu’un flic hurle dans un haut-parleur, en vain, « arrêtez, arrêtez, baissez votre arme », mais je cours toujours, tourne à gauche sur Broadway, en direction du City Hall Park, puis plonge dans une ruelle où la voiture de police me suit, mais ils doivent s’arrêter à mi-chemin, car la ruelle se rétrécit, et les voilà coincés, une salve d’éclairs bleus éclate tandis que j’arrive au bout de l’allée, à toutes jambes, débouchant dans Church Street où je fais signe à un taxi, bondissant sur le siège avant, criant au chauffeur, un jeune Iranien, complètement pris de court, « sors de là en vitesse... non, conduis », en lui agitant le revolver sous le nez ; mais il panique et s’écrie en mauvais anglais : « ne tirez pas, pitié, ne me tuez pas », levant les mains en l’air, et je murmure « merde », mais il est terrifié, « oh, ne tirez pas Monsieur ne tirez pas », et je murmure : « va te faire foutre », avec impatience et, élevant le canon de l’arme, presse sur la détente, et la balle lui fait éclater la tête qui s’ouvre en deux comme une pastèque rouge sombre et explose contre le pare-brise, après quoi je me penche pour ouvrir sa portière et pousse le cadavre dehors, claque la portière et prends le volant...
... haletant, l’adrénaline giclant dans tout mon corps, je n’arrive pas à voir grand-chose, quelques maisons, en partie à cause de la panique, mais surtout à cause du sang et des morceaux de cervelle, des bouts d’os qui couvrent le pare-brise, et je manque de peu un autre taxi au coin de Franklin et Greenwich — je pense —, faisant une embardée brutale sur la droite, emboutissant le flanc d’une limousine garée, puis passe la marche arrière et recule tout au long de la rue, faisant crisser les pneus, et mets les essuie-glaces en marche, me souvenant trop tard que le sang qui inonde la vitre est à l’intérieur, tentant de la nettoyer avec ma main gantée, avant de foncer aveuglément dans Greenwich, où je perds complètement le contrôle de la voiture qui slalome et finit sa course dans une épicerie coréenne, à côté d’un restaurant karaoké appelé Lotus Blossom, où je suis déjà allé avec des clients japonais, et le taxi écrase des étals de fruits, défonce un mur de verre, le corps d’un caissier heurte le capot avec un bruit sourd, et Patrick tente d’enclencher la marche arrière, mais rien ne se passe, alors il sort du taxi en titubant, s’appuie contre la voiture, murmurant « Bravo, Bateman », dans un silence à vous briser les nerfs, puis sort du magasin en boitillant, pendant que l’homme gémit et agonise sur le capot, et Patrick ne comprend pas d’où sort le flic qui se précipite vers lui de l’autre côté de la rue, criant dans son talkie-walkie, s’imaginant qu’il est assommé, mais avant qu’il ait eu le temps de dégainer son arme, Patrick lui envoie un grand coup de poing qui l’étend sur le trottoir...
... où se tiennent à présent les gens sortis du Lotus Blossom, regardant la bagarre d’un œil bovin, personne ne faisant mine d’aider le flic qui, au-dessus de Patrick, la respiration sifflante, tente de lui arracher le magnum, mais Patrick se sent empoisonné, comme si c’était de l’essence qui courait dans ses veines, et non du sang, il sent le vent qui se lève, la température qui chute, la pluie qui commence à tomber, tandis qu’ils roulent doucement sur la rue, et Patrick se dit sans cesse qu’il devrait y avoir de la musique et, avec un coup d’œil démoniaque, le cœur battant, il parvient sans difficulté à élever l’arme, tenue par deux paires de mains, jusqu’au visage du flic, et lorsqu’il appuie sur la gâchette, la balle lui érafle le cuir chevelu, sans le tuer, alors il vise un peu plus bas, car les doigts du flic se sont un peu relâchés autour de l’arme, et lui tire en pleine figure, la balle faisant naître une espèce de vapeur rosée, tandis que des gens sur le trottoir se mettent à crier, sans intervenir, se cachent, rentrent en courant dans le restaurant, et que la voiture de police à laquelle Patrick pensait avoir échappé dans la ruelle arrive droit sur l’épicerie, coupant la route, le gyrophare rouge clignotant, et s’arrête dans un crissement de pneus à l’instant où Patrick trébuche sur le rebord du trottoir et s’effondre à terre, tout en réarmant le magnum, avant de se dissimuler dans un renfoncement, de nouveau envahi par une terreur qu’il pensait avoir vaincue, pensant « qu’est-ce que j’ai pu donc faire de particulier pour être pris maintenant, j’ai tué un saxophoniste ? Un saxophoniste ? Qui était sans doute mime, aussi ? Et voilà ce que ça me coûte ? » et au loin il entend à présent d’autres voitures qui arrivent, dans le dédale des rues, et maintenant les policiers, ceux qui sont ici, ne se donnent plus la peine de le semoncer, ils tirent, et il riposte, apercevant rapidement deux flics tapis derrière la portière ouverte de la voiture de patrouille, des éclairs bleus qui éclatent comme dans un film, ce qui lui fait prendre conscience qu’il est impliqué dans une véritable bataille rangée, essayant d’éviter les balles, que le rêve menace d’exploser, que ce n’est plus un rêve, qu’il vise mal, n’importe comment, se contentant de répondre coup pour coup, allongé sur le sol, lorsqu’une balle perdue, la sixième d’une nouvelle cartouche, atteint le réservoir de la voiture de police, dont les phares pâlissent un instant avant qu’elle n’explose, en une boule de feu qui monte vers les ténèbres, faisant éclater l’ampoule du réverbère au-dessus, dans un jaillissement imprévu d’éclairs jaune-vert, tandis que les flammes déferlent sur les policiers, les vivants et les morts et les oreilles de Patrick résonnent...
... tandis qu’il court vers Wall Street, à Tribeca, toujours, évitant les zones trop éclairées, les réverbères trop puissants, remarquant au passage que tout le pâté d’immeubles qu’il longe à présent a été réhabilité et, passant devant une rangée de Porsche garées, il tente de les ouvrir toutes, et déclenche une série d’alarmes, mais ce qu’il voudrait voler, c’est une Range-Rover noire 4 x 4 à carrosserie en aluminium d’avion sur châssis d’acier embouti et moteur diesel V8 à injection, mais il n’en trouve pas, et non seulement c’est une déception, mais le tourbillon des choses le saoule aussi, la ville elle-même, la pluie qui tombe d’un ciel de glace, mais tombe tiède sur la ville, sur le sol, et le brouillard qui dérive entre les passages aériens des gratte-ciel de Battery Park, de Wall Street, peu importe, car la plupart ne sont plus que la vision brouillée d’un kaléidoscope, et maintenant il saute un remblai, culbute par-dessus le remblai, et court comme un fou, court à mort, le cerveau tendu dans la force ultime de la panique, de la panique pure, de la fuite éperdue, et maintenant, il croit qu’une voiture le poursuit sur une autoroute déserte, et maintenant il sent que la nuit veut bien de lui, et l’on entend un coup de feu, quelque part, mais son cerveau ne l’enregistre pas vraiment, car il est court-circuité, il oublie d’être un cerveau, jusqu’à ce que, comme un mirage, apparaisse un immeuble de bureaux, Pierce & Pierce, où les lumières s’éteignent étage après étage, comme si l’obscurité l’envahissait par la base, encore cent mètres, encore deux cents mètres, il dévale des escaliers, il ne sait pas où, l’esprit engourdi par la terreur et l’effarement, pour la première fois et, abasourdi, s’engouffre dans le hall d’un immeuble, de son immeuble, croit-il, mais, non, quelque chose ne va pas, mais quoi, qu’est-ce que c’est, tu as déménagé (le déménagement en soi avait été un cauchemar, bien que Patrick jouisse d’un bureau plus agréable à présent, et que les boutiques Barney’s et Godiva nouvellement installées dans le hall lui facilitent bien la vie), et il s’est trompé d’adresse, mais ce n’est qu’en arrivant aux portes...
... des ascenseurs, toutes deux fermées, qu’il aperçoit l’immense Julian Schnabel dans le hall et comprend qu’il s’est trompé de putain d’immeuble, et il fait aussitôt demi-tour et se rue comme un fou vers la porte-tambour, mais le veilleur de nuit qui avait déjà tenté d’attirer son attention lui fait signe d’approcher, à l’instant où il va sortir en trombe du hall, « Alors, Mr. Smith, on fait des heures sup’ ? Vous avez oublié de signer » et, contrarié, Patrick lui tire dessus, tout en tournant une fois, deux fois dans la porte de verre, qui le rejette dans le hall de cet immeuble du diable, et la balle atteint le gardien à la gorge, le projetant en arrière, tandis qu’un jet de sang forme un arc suspendu, un instant, avant de retomber en pluie sur son visage tordu, convulsé, et que le concierge noir, que Patrick vient d’apercevoir dans un coin du hall, une serpillière à la main, un seau posé à ses pieds, et qui a assisté à toute la scène, laisse tomber sa serpillière et lève les mains, sur quoi Patrick lui tire droit entre les deux yeux, et un flot de sang noie son visage, l’arrière de sa tête explose, et la force de l’impact le projette contre le mur, la balle faisant une profonde entaille dans le marbre du hall, mais déjà Patrick traverse la rue en trombe, en direction de son nouveau bureau, où il entre...
... en adressant un signe de tête à Gus, notre veilleur de nuit, signe le registre et s’engouffre dans l’ascenseur qui monte, monte, vers la pénombre de son étage, et le calme finit par revenir, dans la sécurité de mon nouveau bureau, les mains tremblantes, parvenant cependant à décrocher le téléphone sans fil, parcourant mon Rolodex, épuisé, et mes yeux tombent sur le numéro de Harold Carnes que je compose lentement, respirant profondément, régulièrement, déterminé à rendre public ce qui était jusqu’à présent ma démence personnelle, mais Harold n’est pas là, un voyage d’affaires à Londres, et je laisse un message, avouant tout, ne cachant rien, trente, quarante, cent meurtres et, tandis que je suis au téléphone, parlant au répondeur de Harold, apparaît un hélicoptère muni d’un projecteur, volant bas au-dessus du fleuve, son clignotant déchirant le ciel en éclairs aigus derrière lui, qui se dirige vers l’immeuble que je viens de quitter, et s’apprête à se poser sur le toit de l’immeuble, juste en face du mien, déjà entouré de voitures de police et de deux ambulances, et une équipe de la SWAT saute de l’hélicoptère, une demi-douzaine d’hommes armés disparaissent, dans les issues du toit où s’alignent, comme partout, les feux de signalisation, et je regarde tout cela, le téléphone à la main, accroupi près de mon bureau, sanglotant sans savoir pourquoi dans le répondeur de Harold, « je l’ai laissée dans un parking... près d’un Dunkin’ Donuts... quelque part, du côté de Central Park South... » puis, au bout de dix minutes de ce régime, je conclus « ah, je suis bien malade », avant de raccrocher, mais je rappelle et, après un biiiip interminable, qui prouve que mon message a bien été enregistré, j’en laisse un autre : « Écoute, c’est encore Bateman, et si tu rentres demain, tu as des chances de me trouver au Da Umberto’s ce soir, alors, bon, ouvre l’œil », tandis que le soleil, une planète incendiée, se lève peu à peu sur Manhattan, l’aube, une fois de plus, et bientôt la nuit se transforme en jour, si vite que l’on dirait une espèce d’illusion optique.
HUEY LEWIS AND THE NEWS
C’est au début de la décennie que Huey Lewis and the News, issus de San Francisco, ont fait irruption sur la scène musicale, avec l’album qui porte leur nom, produit par Chrysalis. Cependant, ils ne devaient trouver leur identité, commercialement et musicalement, qu’avec l’album Sports, leur grand hit de 1983. Bien que leurs racines musicales fussent claires (le blues, le soul de Memphis, la country) ils semblaient, avec Huey Lewis and the News, un peu trop désireux de miser sur la vogue New Wave de la fin 70 / début 80, et l’album, bien que demeurant une remarquable première réalisation, semble excessivement dur, trop punk. On peut en prendre pour exemple la batterie sur le premier titre, Some of My Lies Are True (Sooner or Later), et les faux claquements de mains sur Don ‘t Make Me Do It, ainsi que les effets d’orgue sur Taking a Walk. Même si cela paraît un peu forcé, les paroles à la fois romantiques et pleines d’allant, et l’énergie que Huey Lewis a insufflée dans toutes les chansons demeurent pleines de fraîcheur. En outre, la présence d’un guitariste comme Chris Hayes (qui partage aussi les interventions vocales) ne peut rien ôter à l’affaire. Les solos de Hayes sont parfaitement originaux, d’une totale improvisation. Cependant, Sean Hopper, aux claviers, a tendance à utiliser l’orgue de façon un peu trop mécanique (même si, sur la seconde moitié de l’album, son jeu au piano se révèle supérieur), et la batterie de Bill Gibson, trop en arrière, manque d’impact. L’écriture des chansons ne devait aussi atteindre la maturité que beaucoup plus tard, bien que, dans beaucoup d’entre elles, on puisse déjà percevoir l’écho de l’espoir et du regret, ou de la douleur (dans Stop Trying, pour ne citer que celle-ci).
Bien que le groupe, venant de San Francisco, ait quelques traits communs avec ses collègues de la Californie du Sud, les Beach Boys (somptuosité des harmonies, sophistication du vocal, beauté des mélodies — et la couverture de leur premier album les montre même avec une planche de surf), il apportait avec lui un peu de la morosité, du nihilisme alors en cours sur la scène ‘‘punk-rock’’ de Los Angeles — aujourd’hui bien oubliés, Dieu merci. Écoutons le jeune homme en colère ! Écoutons Huey dans Who Cares, Stop Trying, Don’t Even Tell Me That You Love Me, Trouble in Paradise — les titres sont révélateurs. Huey attaque les notes avec l’amertume d’un survivant, et du groupe émane une colère qui n’est pas sans rappeler the Clash, Billy Joel ou Blondie. On ne devrait pas oublier que c’est à Elvis Costello que nous devons la découverte de Huey, au départ. Huey jouait de l’harmonica sur le second disque de Costello, My Aim Was You, un album fade, sans consistance. Lewis a pris un peu de l’âpreté supposée de Costello, mais il y ajoute un humour plus amer, cynique. Sans doute Elvis estime-t-il que faire des jeux de mots intellectuels est aussi important que de s’amuser, et que le cynisme peut être tempéré par l’esprit, mais je me demande ce qu’il pense en voyant Lewis vendre tellement plus d’albums que lui-même ?
Pour Huey et son groupe, les affaires prospéraient avec leur album de 1982, Picture This, qui contenait deux demi-hits, Workin’for a Living, et Do You Believe in Love. La naissance du vidéo-clip (il en fut réalisé un pour chacune des deux chansons) contribua certainement à accroître les ventes. Le son, bien qu’encore imprégné de certains clichés de la New Wave, paraissait plus roots que dans l’album précédent, ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec la présence de Bob Clearmountain au mixage, et avec le fait que Huey Lewis and the News prenait à présent les rênes de la production. L’écriture devenait plus complexe, et le groupe ne craignait pas de tranquilles incursions dans de nouveaux genres — dont le reggae (Tell Her a Little Lie) et la ballade (Hope You Love Me Like You Say, Is It Me ?). Mais malgré l’énergie qui s’en dégage, le groupe et sa musique semblent heureusement moins agressifs, moins révoltés, sur cet album (bien que Workin’for a Livin’, avec son amertume prolétarienne, semble extrait du précédent album). Ils paraissent se pencher davantage sur les relations personnelles — sur les dix chansons de l’album, quatre contiennent le mot « amour » dans leur titre — plutôt que de déployer une affectation de jeunes nihilistes, et l’atmosphère chaleureuse et décontractée de l’album se révèle une nouveauté surprenante, et attachante.
Le groupe est meilleur que dans l’album précédent, et les cuivres de Tower of Power apportent un son plus ouvert, plus chaud. Le clou de l’album est atteint avec deux chansons aux énergies opposées, Workin’for a Living, et Do You Believe in Love, la meilleure de l’album, où le chanteur demande à la fille qu’il a rencontrée alors qu’il cherchait à rencontrer quelqu’un si elle croit en l’amour. Le fait que la question demeure sans réponse (car nous ne saurons jamais ce que dit la fille) ajoute une complexité inconnue sur le premier album du groupe. Do You Believe in Love bénéfice également d’un superbe solo de sax par Johnny Colla (qui en donne pour son argent à Clarence Clemons), lequel tout comme Chris Hayes à la guitare et Sean Hopper aux claviers est devenu un atout inestimable du groupe (son solo de sax sur la ballade Is It Me ? est plus fort encore). La voix de Huey paraît plus travaillée, moins râpeuse, et un peu plaintive cependant, particulièrement dans The Only one, une chanson touchante qui évoque ce qu’il advient de nos mentors, et comment ils finissent (la batterie de Bill Gibson se révèle essentielle, pour cette chanson particulièrement). Au lieu de se terminer sur un morceau puissant, l’album se clôt sur Buzz Buzz Buzz, un blues sans prétention qui n’a guère de raison d’être, comparé à ce qui le précède mais qui n’est pas non plus sans charme, à sa manière plaisante, et dans lequel les cuivres de Tower of Power se révèlent au meilleur de leur forme.
Aucune erreur de ce genre sur le troisième album du groupe, Sports (Chrysalis), un chef-d’œuvre total. Chaque chanson est un hit en puissance, et la plupart le furent effectivement. C’est le disque qui devrait faire du groupe une figure emblématique du rock’n’roll. Le côté « mauvais garçons » a complètement disparu, au profit d’une espèce de douceur un peu estudiantine (dans une chanson, ils vont jusqu’à occulter le mot ‘‘cul’’ avec un bip). L’album entier est précis, net, avec un chatoiement nouveau, celui du grand professionnalisme, qui insuffle aux chansons une énergie considérable. Quant aux clips délirants tournés pour promouvoir l’album (Heart and Soul, The Heart of Rock’n’Roll, If This Is It, Bad Is Bad, I Want a New Drug), ils devaient en faire des superstars de la télévision.
Produit par le groupe, Sports débute avec ce qui deviendra probablement son indicatif, The Heart of Rock’n Roll, un hymne d’amour au rock des États-Unis. Suit Heart and Soul, leur premier quarante-cinq tours important, une chanson typique de Lewis (bien que composée par Michael Chapman et Nicky Chinn, lesquels ne font pas partie de l’équipe) qui fera d’eux, de manière permanente et définitive, le premier groupe de rock américain des années quatre-vingt. Si les paroles ne sont pas tout à fait à la hauteur de celles de certaines autres chansons, elles demeurent la plupart du temps plus que passables, et l’ensemble consiste en une dénonciation désinvolte des amours d’une nuit (un message que le Huey première manière, le voyou, n’aurait jamais fait passer). Bad is Bad, entièrement écrit par Lewis, est la chanson la plus bluesy jamais enregistrée par le groupe jusqu’alors et, malgré la brillante ligne de basse de Mario Cipollina, ce sont les solos d’harmonica de Huey qui lui donnent son impact. I Want a New Drug, avec son terrible riff de guitare (dû à Chris Hayes) est le centre vital de l’album — c’est non seulement la meilleure chanson antidrogue jamais écrite, mais aussi une déclaration plus personnelle, montrant comment le groupe a évolué, se débarrassant de son image « dure » pour devenir plus adulte. Hayes nous offre un solo incroyable, et la boîte à rythme, laquelle n’est pas mentionnée sur la pochette, donne non seulement à I Want a New Drug, mais aussi à presque tout l’album une cohérence que ne possédait aucun des précédents — même si la présence de Bill Gibson demeure la bienvenue.
Tout le disque défile ainsi, sans à-coup. La deuxième face débute par leur morceau le plus fulgurant jusqu’alors : Walking on a Thin Line, et personne, pas même Bruce Springsteen, n’a jamais dénoncé de façon aussi virulente la condition des anciens du Vietnam dans la société moderne. Cette chanson, bien qu’écrite par des étrangers à l’équipe, fait la preuve d’une nouvelle conscience sociale du groupe, prouvant ainsi à ceux qui en doutaient qu’il y a là un cœur, au-delà de l’aspect bluesy. Une fois de plus, dans Finally Found a Home, il fait montre d’une sophistication inédite, avec un hymne à la maturité. Et s’il s’agit de mettre au placard leur image de ‘‘rebelles’’, ils évoquent également la manière dont ils se sont ‘‘trouvés’’ dans la passion et l’énergie du rock’n’roll. En fait, la chanson comprend tant de niveaux de sens qu’elle en est presque trop complexe pour l’album, bien que le rythme demeure, ainsi que les interventions aux claviers de Sean Hopper, qui en font un morceau de danse. If This Is It est la seule ballade du disque, mais elle ne manque pas de rythme non plus. Un amoureux supplie sa partenaire de lui dire si elle veut poursuivre leur relation, et Huey, par sa manière de la chanter (sans doute le vocal le plus magnifique de l’album), lui insuffle la force de l’espoir. Une fois encore, dans cette chanson — comme dans tout le reste de l’album —, il ne s’agit pas de draguer les filles, ni de besoin d’amour, mais de la façon de gérer une relation. Crack Me Up est le seul exemple d’un vague retour vers sa période New Wave. C’est une chanson mineure, mais amusante, bien que son message anti-alcool, anti-drogue et pro-maturité ne le soit guère.
Pour conclure cet album somme toute remarquable, le groupe nous offre une version de Honky Tonk Blues (encore une chanson écrite par une personne extérieure à l’équipe, Hank Williams) et, bien que cette chanson soit très différente des autres, sa présence court dans tout le reste du disque car, par-delà l’éclat du professionnalisme, l’album garde l’intégrité du blues des origines. (En outre, Huey devait aussi enregistrer durant cette période deux chansons pour le film Back to the Future, qui toutes deux seraient classées numéro un au hit-parade, The Power of Love et Back in Time, deux ‘‘à-côtés’’ de grande qualité, et non des laissés-pour-compte, dans ce qui est devenu une carrière de légende.) Que dire aux détracteurs de Sports, au bout du compte ? Neuf millions d’acheteurs ne peuvent se tromper.
Fore ! (Chrysalis, 1986) est essentiellement dans la continuité de Sports, mais avec encore plus de brillant, de professionnalisme. C’est un disque où le groupe n’a plus besoin de prouver qu’il a évolué et qu’il a accepté le rock’n’roll, car dans les trois ans qui séparent Sports et Fore !, il l’a effectivement intégré. (En fait, tous trois portent un costume, sur la couverture de l’album.) Il débute par l’éclat flamboyant de Jacob’s Ladder, qui parle essentiellement de lutte et de refus des compromis, une bonne façon de ne pas oublier ce que Huey and the News représentent, et la meilleure chanson de l’album à part Hip to Be Square (bien que n’ayant pas été écrite par un membre du groupe). Suit Struck with You, une ode sans prétention à l’amour et au mariage, sur un mode léger et amusant. En fait, la plupart des chansons d’amour de l’album parlent de relations suivies, au contraire des premiers albums, où le propos était la recherche vaine d’une fille ou les dégâts que la rencontre peut causer. Dans Fore ! les chansons évoquent des hommes sûrs d’eux-mêmes (ils ont trouvé la fille) qui doivent gérer une relation. Cette nouvelle dimension apporte aux News une énergie renouvelée, il y a là un certain bien-être, un contentement, et moins d’urgence, ce qui concourt à faire de cet album le plus agréable à ce jour. Mais pour chaque Doing It All for My Baby (une délicieuse apologie de la monogamie et des satisfactions qu’elle apporte), on trouvera un blues incendiaire, torride, tel Whole Lotta Lovin’. La première face (ou la chanson numéro cinq, sur le CD) se conclut sur un chef-d’œuvre, Hip to Be Square (laquelle, ironie du sort, fait l’objet du seul mauvais clip vidéo du groupe), la chanson clef de Fore !, un hymne exubérant au conformisme, si entraînant que la plupart des gens négligent sans doute d’écouter les paroles, mais avec la guitare déchaînée de Chris Hayes, et le clavier au mieux de sa forme, quelle importance ? Cependant, il ne s’agit pas uniquement des joies du conformisme et de l’importance d’avoir des directions précises — le propos a aussi trait au groupe lui-même, même si je ne sais trop ce qu’il signifie.
Si la deuxième face de Fore ! n’a pas l’intensité de la première, elle contient néanmoins quelques morceaux de choix, assez complexes en réalité. I Know What I Like est une chanson que Huey n’aurait jamais chantée six ans auparavant — une franche proclamation de son indépendance — tandis que le délicat I Never Walk Alone, qui lui fait suite, complète la chanson et l’explique en termes plus généraux (elle bénéficie également d’un superbe solo d’orgue, et du vocal le plus convaincant de Huey, si l’on exclut Hip to Be Square). Forest for the Trees est un morceau enlevé, ainsi qu’un manifeste contre le suicide, et si le titre peut avoir un côté ‘‘cliché’’, Huey et son groupe ont une manière bien à eux d’insuffler la vie dans les clichés pour en faire des inédits. Naturally, un thème charmant, interprété a capella, évoque le temps de l’innocence, et déploie les harmonies vocales du groupe (pour un peu, vous pourriez croire que ce sont les Beach Boys que vous entendez sur votre lecteur CD) et bien que ce dernier morceau soit sans grand intérêt, une sorte de ‘‘musique jetable’’, l’album se conclut magnifiquement avec Simple as That, une ballade à tendance sociale qui nous parle d’espoir, et non de résignation, et dont le message complexe (c’est une personne extérieure au groupe qui l’a écrite), un message de survie, ouvre la porte à leur album suivant, Small World, où ils traitent de problèmes plus généraux. Sans doute Fore ! n’est-il pas le chef-d’œuvre qu’était Sports (comment renouveler cet exploit ?), mais c’est, dans son genre, un album satisfaisant, et le Huey 86, plus doux, plus gentil, est tout aussi remarquable.
Small World (Chrysalis, 1988) est le disque le plus ambitieux et le plus réussi réalisé à ce jour par Huey Lewis and the News. Le jeune homme en colère a définitivement fait place à un professionnel accompli et, bien que Huey n’ait réellement la pleine possession que d’un instrument (l’harmonica), le son magnifique, dylanesque, qu’il imprime à Small World en fait un album d’une qualité que peu d’artistes ont su atteindre. C’est, de toute évidence, un disque de transition, et le premier où ils tentent de garder une unité de thème — en fait, Huey aborde un des sujets les plus essentiels : l’importance de la communication en général. Rien d’étonnant à ce que, sur les dix chansons de l’album, quatre comprennent le mot ‘‘monde’’ dans leur titre. De même, pour la première fois, il n’y a pas un, mais trois instrumentaux.
Le CD part sur les chapeaux de roues, avec Small World (Part One), coécrit par Lewis et Hayes et qui, tout en faisant passer un message d’harmonie, contient en son milieu un solo foudroyant de Hayes. Dans Old Antone’s, on perçoit les influences zydeco qui ont imprégné le groupe au cours de ses tournées dans tout le pays et qui donnent au morceau un parfum cajun absolument unique. Bruce Hornsby est merveilleux à l’accordéon, et les paroles reflètent le véritable esprit du bayou. Une fois de plus, sur Perfect World, un hit, on a fait appel aux cuivres de Tower of Power, qui produisent un effet extraordinaire. C’est également la meilleure plage de l’album (les paroles sont de Alex Call, un étranger au groupe), celle qui réunit tout les thèmes du disque — l’acceptation de l’imperfection, mais sans cesser d’apprendre à « continuer de rêver d’un monde parfait ». Malgré son rythme rapide, la chanson demeure émouvante dans son message, et le groupe joue magnifiquement. Curieusement, ceci est suivi de deux instrumentaux : Bobo Tempo, un morceau de danse d’influence africaine, vaguement surnaturelle, et la deuxième partie de Small World. Mais l’absence de paroles ne signifie aucunement que le sens général, le message de communication, est perdu, et ils ne sentent en rien le remplissage ou le délayage, grâce aux implications qu’apporte cette reprise des thèmes ; ainsi, le groupe déploie aussi sa virtuosité d’improvisation.
La deuxième face s’ouvre sur un thème étonnant, Walking with the Kid, la première chanson où Huey fasse allusion aux responsabilités de la paternité. Sa voix semble plus mûre et, bien que nous ne sachions pas avant la dernière ligne que le ‘‘kid’’ dont il s’agit (et que nous pensions être un copain) est en réalité son fils, la maturité de sa voix pouvait nous le laisser deviner : il est difficile de croire que l’homme qui chantait autrefois Heart and Soul et Some of My Lies Are True chante à présent ceci. La grande ballade de l’album, World to Me, est une perle de délicatesse et de rêverie, et bien que le thème en soit la fidélité et l’attachement envers l’autre, elle fait aussi référence à la Chine, à l’Alaska et au Tennessee, développant le thème de l’album, Small World, et le groupe y est vraiment excellent. Better Be True est aussi plus ou moins une ballade, mais ça n’est pas une perle de délicatesse et de rêverie, le thème n’en est pas vraiment la fidélité et l’attachement envers l’autre, elle ne fait référence ni à la Chine ni à l’Alaska, et le groupe y est vraiment excellent.
Give Me the Keys (And I’ll Drive You Crazy) est un bon vieux rock qui parle de balades en voiture (de quoi d’autre ?), et qui induit le thème de l’album avec plus de légèreté que les chansons précédentes, ce qui, bien qu’il puisse sembler indigent du point de vue lyrisme, est un signe que le Lewis ‘‘sérieux’’, nouvelle manière — que l’artiste Huey — n’a pas totalement perdu son vigoureux sens de l’humour. L’album se conclut sur Slammin’, qui n’a pas de paroles, juste un paquet de cuivres et, franchement, si vous le mettez un peu fort, ça peut vous donner un putain de mal de tête, voire même vous filer la nausée, encore que ça puisse être différent en disque et en cassette, mais ça je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, ça m’a détraqué pendant des jours. En plus, ça n’est pas très dansant.
Il a fallu le concours d’une centaine de personnes environ pour réaliser Small World (en comptant les musiciens de studio, les techniciens de la boîte à rythme, les comptables, les juristes — qui sont tous cités), mais en fait, cela ajoute quelque chose au thème de l’album, la communauté, et ne le sature en rien — au contraire l’expérience n’en est que plus heureuse. Avec ce CD, et les quatre qui l’ont précédé, Huey Lewis and the News nous prouve que si ce monde, en effet, est un petit monde, ce groupe demeure le meilleur groupe américain des années quatre-vingt, sur ce continent comme sur les autres — grâce à Huey Lewis, un chanteur-compositeur-musicien littéralement insurpassable,
AU LIT AVEC COURTNEY
Je suis chez Courtney, dans son lit. Luis est à Atlanta. Courtney frissonne, se serre contre moi, se détend. Je m’écarte d’elle et roule sur le dos, atterrissant sur quelque chose de dur, recouvert de fourrure. Glissant la main sous mon corps, je trouve un chat noir empaillé, avec des pierres bleues à la place des yeux, un chat que je crois bien avoir remarqué chez F.A.O. Schwartz, comme je faisais mes premiers achats de Noël. Ne sachant que dire, je bredouille : « Les lampes Tiffany... font un come-back. » Je la distingue à peine dans la pénombre, mais j’entends un soupir bas, douloureux, et le son d’un flacon de pilules qu’on ouvre, tandis que son corps s’agite dans le lit. Laissant tomber le chat sur le sol, je me lève et vais prendre une douche. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Le Saphisme chez les Belles Adolescentes’’, ce qui était d’un érotisme tel que j’ai dû rester à la maison — manquant ainsi un rendez-vous —, et me masturber deux fois. J’ai traîné chez Sotheby une grande partie de la journée, désœuvré, morose et abruti. Hier soir, dîner au Deck Chairs avec Jeanette. Elle avait l’air fatigué, et n’a quasiment rien mangé. Nous avons partagé une pizza à quatre-vingt-dix dollars. Après m’être essuyé les cheveux avec une serviette, je passe un peignoir Ralph Lauren et retourne dans la chambre pour m’habiller. Courtney fume une cigarette devant Late Night with David Letterman, en sourdine.
— Tu m’appelles avant Thanksgiving ? demande-t-elle.
— Peut-être. Je boutonne ma chemise, me demandant pourquoi je suis même jamais venu ici.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-elle d’une voix lente.
— J’ai un dîner au River Café. Après, au Bar, peut-être, dis-je, très calme, décontracté, comme il se doit.
— C’est bien, murmure-t-elle.
— Et toi et... Luis ?
— Nous devions dîner chez Tad et Maura, soupire-t-elle. Mais je ne crois pas que nous irons.
— Pourquoi ? fais-je, passant mon gilet Polo en cashmere noir, me disant : comme c’est intéressant.
— Oh, tu sais bien comment est Luis, avec ses histoires de Japonais, commence-t-elle, les yeux déjà vitreux.
Comme elle flanche, j’insiste, contrarié. « Je comprends bien. Vas-y, continue. »
— Dimanche dernier, Luis a refusé de jouer au Trivial Pursuit, chez Tad et Maura, parce qu’ils ont un Akita. Elle tire sur sa cigarette.
— D’accord, je vois... Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Nous sommes venus jouer chez moi.
— Je ne t’ai jamais vue fumer, dis-je.
Elle sourit tristement, mais non sans sottise. «Tu n’as jamais fait attention. »
— D’accord, je suis confus, je l’avoue, mais pas plus que ça... » Je me dirige vers le miroir Marlian accroché au-dessus d’un bureau Sottsass en teck, pour vérifier le nœud de ma cravate Armani imprimée cashmere.
— Écoute, Patrick, dit-elle avec effort, pouvons-nous parler un peu ?
— Tu es superbe », dis-je en soupirant, tournant la tête vers elle et l’embrassant de loin. « Il n’y a rien à dire. Tu épouses Luis la semaine prochaine, c’est tout.
— C’est extraordinaire, n’est-ce pas ? fait-elle d’un ton ironique, mais sans amertume.
— Courtney, écoute », dis-je, puis je me retourne vers le miroir, articulant silencieusement : Tu es superbe.
— Patrick ?
— Oui, Courtney ?
— Si je ne te vois pas avant Thanksgiving... Elle s’interrompt, embarrassée. « Je te souhaite une bonne fête ? »
Je la regarde un bon moment avant de répondre : « Toi aussi », d’une voix sans timbre.
Elle ramasse le chat empaillé, lui caresse la tête. Je sors de la chambre et traverse l’entrée, me dirigeant vers la cuisine.
— Patrick ? appelle-t-elle doucement depuis la chambre.
Je m’arrête, sans me retourner. « Oui ? »
— Rien.
SMITH & WOLLENSKY
Je suis au Harry’s, dans Hanover Street, avec Craig McDermott. Il fume un cigare tout en buvant une vodka-champagne, et me demande quelles sont les règles en matière de pochette. Je lui réponds, tout en buvant la même chose. Nous attendons Harold Carnes qui est rentré de Londres mardi, et qui a une demi-heure de retard. Je me sens nerveux, tendu, et, comme je fais remarquer à McDermott que nous aurions dû inviter Todd ou à la rigueur Hamlin, qui a toujours de la coke, il hausse les épaules et répond que nous retrouverons peut-être Carnes au Delmonico’s. Mais il n’y a pas de Carnes au Delmonico’s, aussi filons-nous chez Smith & Wollensky, au nord de Manhattan, où l’un de nous a réservé pour huit heures. McDermott porte un costume de laine croisé à six boutons, Cerruti 1881, une chemise en coton écossais, de chez Louis, à Boston, et une cravate de soie Dunhill. Je porte un costume de laine croisé à six boutons Ermenegildo Zegna, une chemise de coton à rayures, Luciano Barbera, une cravate de soie Armani, des chaussures de daim bicolores, Ralph Lauren, et des chaussettes E.G. Smith. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Les Hommes Violés par une Femme’’. Assis dans un box, chez Smith & Wollensky, qui est étrangement désert, je bois un verre de bon vin rouge pour accompagner le Valium, m’interrogeant vaguement sur ce cousin à moi, à St. Alban, Washington, qui a récemment violé une fille, lui arrachant les lobes des oreilles à coups de dents puis, jouissant du plaisir malsain que j’éprouve à ne pas commander le hachis maison, je pense à mon frère, à l’époque nous faisions du cheval ensemble, jouions au tennis — souvenirs brûlants dans ma mémoire, que McDermott occulte soudain, s’apercevant que je n’ai pas commandé le hachis, lorsque arrivent les plats.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu ne peux pas dîner chez Smith & Wollensky sans prendre le hachis, s’insurge-t-il.
Évitant son regard, je touche le cigare que je garde en réserve dans la poche de ma veste.
— Bon Dieu, Bateman, tu es un maniaque délirant. Tu es chez P&P depuis trop longtemps, marmonne-t-il. Merde alors, pas de hachis...
Je ne dis rien. Comment expliquer à McDermott que je suis dans un moment particulièrement incohérent de ma vie, que je vois que les murs ont été repeints en un blanc cru, presque douloureux à regarder, et que, sous la lumière brutale des tubes fluorescents, ils semblent se mettre à palpiter, à rayonner. Quelque part Frank Sinatra chante Witchcraft. Je garde les yeux fixés sur les murs, écoutant les paroles de la chanson, soudain assoiffé, mais notre serveur est en train de prendre la commande d’une immense tablée d’hommes d’affaires, tous japonais et, dans le box derrière, un type que je pense être soit George Mac Gowan, soit Taylor Preston, vêtu d’un truc Polo, me regarde avec suspicion, tandis que McDermott contemple mon steak, l’air abasourdi, et que l’un des hommes d’affaires japonais brandit un boulier pendant qu’un autre s’efforce de prononcer correctement le mot ‘‘teriyaki’’, et qu’un autre encore fredonne avec la musique, puis se met à chanter les paroles, et toute la table rit, c’est un son étrange, mais pas complètement étranger, il lève une paire de baguettes, secouant la tête avec assurance, imitant Sinatra. Il ouvre la bouche, voici ce qui en sort : « that sry comehitle stale... that clazy witchclaft... »
À LA TELEVISION
Tout en m’habillant avant de retrouver Jeanette, que j’emmène voir une nouvelle comédie musicale anglaise qui a débuté à Broadway la semaine dernière, puis dîner au Progress, le nouveau restaurant de Malcolm Forbes, dans l’Upper East Side, je regarde l’enregistrement du Patty Winters Show de ce matin, qui était en deux parties. Le premier sujet est un portrait de Axl Rose, le chanteur du groupe de rock Guns n’ Roses. Patty déclare qu’il aurait dit, au cours d’une interview : « Lorsque je suis stressé, je deviens violent, et je me retourne contre moi-même. Il m’est arrivé de me donner des coups de lame de rasoir, avant de me rendre compte qu’avoir des cicatrices est finalement plus préjudiciable que de ne pas avoir de chaîne stéréo... Je préférerais encore détruire ma chaîne à coups de pied que de donner un coup de poing dans la figure de quelqu’un. Lorsque je suis furieux, ou bouleversé, ou sous le coup d’une émotion, parfois je vais au piano et je joue. » Dans la deuxième partie de l’émission, Patty lit les lettres que Ted Bundy, le maniaque, a écrites à sa fiancée au cours de l’un de ses nombreux procès. « Chère Carole », commence-t-elle, tandis qu’apparaît brièvement sur l’écran la photo d’un Ted Bundy bouffi, prise quelques semaines avant son exécution, et honteusement partiale, « ne t’assois pas sur le même rang que Janet, à la Cour, je t’en prie. Lorsque je regarde vers toi, elle me fixe avec des yeux fous, comme une mouette psychopathe en arrêt devant une palourde... C’est comme si elle était déjà en train de me tartiner de sauce piquante... »
J’attends qu’il se passe quelque chose. Je reste assis dans ma chambre, pendant près d’une heure. Rien à faire. Je me lève et prends le peu de coke — trois fois rien — que j’ai gardé, dans mon placard, reliquat d’un samedi soir au M.K. ou au Bar, puis m’arrête à l’Orso pour prendre un verre avant de retrouver Jeanette qui, quand je l’ai appelée tout à l’heure pour lui dire que j’avais deux billets pour cette comédie musicale, n’a rien trouvé d’autre à dire que « je viens », et à qui j’ai donné rendez-vous à huit heures moins dix devant le théâtre, sur quoi elle a raccroché. Assis au bar de l’Orso, seul, je me dis que j’ai bien failli appeler un des numéros qui clignotaient en bas de l’écran, mais je me suis aperçu à temps que je ne savais pas quoi dire. Je me souviens de quinze mots, dans ce qu’a lu Patty : « C’est comme si elle était déjà en train de me barbouiller de sauce piquante. » Je ne sais pourquoi, ces mots me reviennent de nouveau en mémoire, tandis que je suis installé au Progress avec Jeanette, après le show. Il est tard, le restaurant est bondé, nous commandons un truc appelé carpaccio d’aigle, du dauphin grillé aux prosopis, des endives au chèvre et aux amandes chocolatées, ce gaspacho bizarre avec du poulet cru, et de la bière amère. Pour l’instant, il n’y a vraiment rien de mangeable dans mon assiette. Au goût, on dirait du plâtre. Jeanette porte une veste de smoking en laine, un châle de mousseline de soie à une manche, un pantalon de smoking en laine, Armani, des boucles d’oreilles anciennes en or et diamants, des bas Givenchy et des chaussures plates en gros-grain. Elle ne cesse de soupirer, menace d’allumer une cigarette, bien que nous soyons dans la partie non-fumeurs. Son attitude me déstabilise sérieusement, et des idées noires commencent à naître, à se déployer dans ma tête. Elle a déjà bu des kir-champagne, trop de kir-champagne, et lorsqu’elle commande son sixième, je suggère que, peut-être, elle devrait arrêter. Levant les yeux vers moi, elle déclare : J’ai froid, j’ai soif et, putain, je commande ce que je veux.
— Alors prends de l’Évian, ou de la San Pellegrino, pour l’amour de Dieu, dis-je.
SANDSTONE
Ma mère et moi sommes assis dans sa chambre à Sandstone, où elle vit en permanence, à présent. Bourrée de sédatifs, elle a des lunettes de soleil, et ne cesse de porter la main à ses cheveux, tandis que je garde les yeux baissés sur mes mains, à peu près certain qu’elles tremblent. Elle essaie de sourire en me demandant ce que je souhaite pour Noël. Je relève la tête pour la regarder, ce qui me demande un effort considérable, comme je m’y attendais. Je porte un costume en gabardine de laine à deux boutons et revers échancrés de Gian Marco Venturi, des chaussures à lacets et bouts renforcés, Armani, une cravate Polo, et des chaussettes de je ne sais plus trop qui. Nous sommes presque à la mi-avril.
— Rien, dis-je avec un sourire apaisant.
Un silence, que je brise en demandant : « Et toi, qu’est-ce que tu veux ? »
Elle reste un long moment silencieuse, et je baisse de nouveau les yeux sur mes mains ; il y a du sang séché sous l’ongle d’un pouce, provenant sans doute d’une fille appelée Suki. Ma mère se passe la langue sur les lèvres. « Je ne sais pas, fait-elle d’une voix lasse. Je veux simplement passer un bon Noël. »
Je ne dis rien, je viens de passer une heure entière à examiner mes cheveux dans le miroir car j’ai exigé auprès de l’hôpital qu’on lui en laisse un dans sa chambre.
— Tu as l’air malheureux, dit-elle brusquement.
— Mais non, dis-je avec un soupir bref.
— Tu as l’air malheureux, répète-t-elle, plus calmement cette fois. Elle touche de nouveau ses cheveux d’un blanc cru, aveuglant.
— Eh bien, toi aussi, tu as l’air malheureux, dis-je lentement, espérant qu’elle se taira.
Elle se tait. Je suis assis sur une chaise près de la fenêtre, et derrière les barreaux, la pelouse s’assombrit alors qu’un nuage passe devant le soleil. Mais bientôt la pelouse reverdit. Ma mère est assise sur son lit. Elle porte une chemise de nuit de chez Bergdorf et des chaussons Norma Kamali que je lui ai offerts à Noël dernier.
— Comment s’est passée la soirée ? demande-t-elle.
— Très bien, dis-je, essayant de deviner ce dont elle parle.
— Il y avait beaucoup de monde ?
— Une quarantaine de personnes. Ou peut-être cinq cents, dis-je avec un haussement d’épaules. Je ne sais pas trop.
De nouveau, elle passe sa langue sur ses lèvres, touche ses cheveux. « À quelle heure es-tu parti ? »
— Je ne m’en souviens pas, dis-je au bout d’un long moment.
— Une heure ? Deux heures ?
— Plutôt une heure, dis-je, la coupant presque.
— Oh. De nouveau elle s’arrête, rajuste ses lunettes de soleil, des Ray-Ban achetées chez Bloomingdale, que j’ai payées deux cents dollars.
— Ça n’était pas très bon, dis-je à tout hasard, lui jetant un coup d’œil.
— Pourquoi ? demande-t-elle avec curiosité.
— Ça n’était pas bon, c’est tout, dis-je, regardant de nouveau ma main, les traces de sang sous l’ongle du pouce, puis la photo de mon père jeune homme sur la table de chevet, à côté d’une photo de Sean et moi, adolescents, vêtus de smokings, le visage grave. Sur la photo, mon père porte une veste de sport noire croisée à six boutons, une chemise blanche en coton, col ouvert, une cravate, une pochette et des chaussures, Brooks Brothers. Il se tient à côté d’un des buissons taillés en forme d’animal, dans la propriété que possédait son père, dans le Connecticut, il y a longtemps de cela, et il semble avoir un problème aux yeux.
LA VILLE DES AFFAIRES
Et par un matin pluvieux, un mardi, après mon entraînement à Xclusive, je m’arrête à l’appartement de Paul Owen, dans l’Upper East Side. Cent soixante et un jours se sont écoulés depuis la nuit que j’ai passée là avec les deux escortes. Dans aucun des quatre journaux de la ville il n’a été question de cadavres découverts, ni dans les nouvelles locales ; pas l’ombre d’une rumeur à ce sujet. J’ai été jusqu’à demander aux gens — les filles avec qui je sortais, des relations de travail —, au cours des dîners ou dans le hall de Pierce & Pierce, s’ils avaient par hasard entendu parler de deux prostituées mutilées retrouvées dans l’appartement de Paul Owen. Mais, comme dans un film, personne n’avait entendu parler de rien, personne ne voyait ce dont je voulais parler. Il y a certes d’autres sujets de préoccupation : la quantité scandaleuse de laxatif et de speed avec laquelle on coupe la cocaïne à Manhattan, à présent ; l’Asie dans les années quatre-vingt-dix ; la quasi-impossibilité d’obtenir une réservation pour huit heures au PR, le nouveau restaurant de Tony Marcus sur Liberty Island ; le crack. Ce que je veux dire, en somme, c’est qu’apparemment, on n’a pas trouvé de cadavre. Pour autant que je le sache, Kimball aussi est parti s’installer à Londres.
Comme je sors du taxi, l’immeuble m’apparaît différent, je ne sais pourquoi. Je possède toujours les clefs que j’ai volées à Owen la nuit où je l’ai tué, et je les sors pour ouvrir la porte du hall, mais elles n’entrent plus dans la serrure, et refusent de fonctionner. En revanche, arrive un portier en uniforme, qui n’était pas là il y a six mois. Il m’ouvre la porte, s’excusant d’avoir été si long. Je reste là, debout sous la pluie, perplexe, et il me prie d’entrer, me demandant d’une voix joviale, avec un fort accent irlandais : « Alors vous entrez ou vous restez dehors ? Vous allez vous faire tremper. » Je pénètre dans le hall, mon parapluie sous le bras, fourrant au fond de ma poche le masque de chirurgie que j’ai emporté pour parer à l’odeur. Le walkman à la main, je réfléchis, cherchant quoi dire, comment le formuler.
— Eh bien, que puis-je faire pour vous, Monsieur ? demande-t-il.
Je cale — silence gênant, interminable —, puis déclare : « Quatorze A », tout simplement.
Il me détaille soigneusement du regard, avant de consulter son registre puis, avec un large sourire, coche quelque chose. « Ah oui, bien sûr. Mrs. Wolfe est déjà là-haut. »
— Mrs... Wolfe ? fais-je, souriant faiblement.
— Oui. C’est l’agent immobilier, dit-il, levant les yeux vers moi. Vous avez bien rendez-vous, n’est-ce pas ?
Tandis que monte l’ascenseur, le liftier — encore une nouveauté — garde les yeux rivés sur le sol. Je tente de me rappeler le trajet effectué cette nuit-là, et durant toute la semaine, sachant pertinemment que je ne suis jamais retourné à l’appartement après le meurtre des deux filles. Combien vaut l’appartement de Owen ? Telle est la question qui taraude mon esprit, insistante, vibrante, et finit par s’y loger définitivement. Ce matin, le Patty Winters Show était consacré aux gens à qui on a ôté la moitié du cerveau. J’ai l’impression d’avoir de la glace dans la poitrine.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Je sors avec circonspection, me retourne pour les voir se refermer, puis me dirige vers l’appartement de Owen. J’entends des voix derrière la porte. Je m’appuie contre le mur et soupire, les clefs à la main, sachant déjà que les serrures ont été changées. Comme je reste là, me demandant quoi faire, tremblant, le regard baissé sur mes mocassins noir et blanc, A. Testoni, la porte de l’appartement s’ouvre, me tirant d’un bref accès d’attendrissement sur moi-même. Un agent immobilier entre deux âges en sort, m’adresse un sourire, et demande, consultant son carnet : Êtes-vous mon rendez-vous de onze heures ?
— Non, dis-je.
— Excusez-moi, dit-elle, et elle s’éloigne sur le palier, se retournant une fois pour me regarder, avec une expression étrange, avant de disparaître. Je plonge le regard dans l’appartement. Un jeune couple, vingt-huit ou vingt-neuf ans, est en train de discuter au milieu du salon. Elle porte une veste de laine, un chemisier en soie et un pantalon de flanelle de laine, Armani, des boucles d’oreilles en vermeil, et tient une bouteille d’Évian dans sa main gantée. Il porte une veste sport en tweed, un gilet en cashmere, une chemise en chambray et une cravate, Paul Stuart, et tient au bras un trench-coat de coton Agnès B. Derrière eux, l’appartement semble immaculé. Nouveaux stores vénitiens. Le panneau en faux cuir de vache a disparu ; cependant, le mobilier, le revêtement mural, la table basse en verre, les chaises Thonet, le canapé de cuir noir, tout semble intact ; la télévision à écran large installée dans le salon et allumée, en sourdine, diffuse actuellement une publicité, dans laquelle on peut voir une tache sortir d’une veste et s’adresser à la caméra, mais cela ne me fait pas oublier les seins de Christie, la tête d’une des filles, le nez manquant et les oreilles arrachées à coups de dents, et ses dents qui apparaissaient là où j’avais déchiré la chair de ses mâchoires et de ses joues, le flot de sang qui inondait l’appartement, la puanteur de la mort, ma propre crainte d’avoir...
— Puis-je vous aider ? L’agent immobilier, Mrs. Wolfe, je présume, fait irruption. Elle a un visage fin, très anguleux, avec un gros nez, un nez consternant, affreusement vrai, une bouche lourdement soulignée de rouge, et des yeux d’un bleu laiteux. Elle porte une veste en bouclette de laine, un chemisier en soie lavée, des chaussures, des boucles d’oreilles, de... ? Je ne sais pas. Elle a peut-être moins de quarante ans.
Je suis toujours appuyé au mur, observant le couple qui s’éloigne vers la chambre, abandonnant le salon. Je viens de remarquer les bouquets dans des vases de verre, des bouquets par dizaines, dans tous les coins de l’appartement Je sens leur parfum de là où je me tiens, sur le palier. Mrs. Wolfe jette un coup d’œil par-dessus son épaule, pour voir ce que je regarde ainsi, puis revient vers moi.
— Je cherche... Est-ce que Paul Owen n’habite pas ici ?
Elle demeure un long moment silencieuse. « Non. Il n’habite pas ici », dit-elle enfin.
Nouveau silence. « Vous en êtes... enfin, certaine ? fais-je. Je ne... je ne comprends pas. »
Elle vient de remarquer quelque chose, et ses traits se contractent soudain. Ses yeux se rétrécissent, mais ne se ferment pas. Elle a vu le masque de chirurgien que je tiens serré d’une main moite. Elle inspire avec force, refusant de baisser les yeux. Décidément, tout cela me met très, très mal à l’aise. À la télé, encore une publicité. On voit un homme qui brandit un morceau de toast en disant à son épouse : « Hé, tu as raison... Cette margarine est réellement meilleure que de la merde. » L’épouse sourit.
— Vous avez vu l’annonce dans le Times ? demande-t-elle.
— Non... enfin, si. Si, c’est cela. Dans le Times. Je m’interromps pour reprendre des forces. Le parfum des roses est étouffant, il masque une autre odeur, une odeur abominable. « Mais... est-ce que Paul Owen n’est plus... le propriétaire ? » fais-je, réunissant tout mon courage.
Elle reste silencieuse un long moment, avant d’avouer enfin : Il n’y avait pas d’annonce dans le Times.
Nous nous dévisageons, pendant une éternité. Elle sait que je vais dire quelque chose, j’en suis certain. J’ai déjà vu cette expression sur le visage de quelqu’un. Dans une boîte ? Sur celui d’une victime ? Sur un écran de cinéma, récemment ? Ou bien l’ai-je déjà vue dans le miroir ? Il me semble qu’une heure s’écoule avant que je puisse parler de nouveau. « Mais c’est... son... » Je m’arrête, mon cœur saute un battement, reprend son rythme, «... son mobilier. »
Je laisse tomber mon parapluie, et me penche aussitôt pour le ramasser.
— Je crois que vous devriez partir, dit-elle.
— Je pense que... Je voudrais savoir ce qui s’est passé. J’ai la nausée, ma poitrine et mon dos se couvrent de sueur, trempés en une seconde, dirait-on,
— Ne faites pas de difficultés, dit-elle.
Toutes les barrières, si jamais il en existait, semblent soudain amovibles, ôtées, et ce sentiment que ce sont les autres qui créent mon destin ne me quittera pas de la journée. Ceci... n’est... pas... un... jeu, voudrais-je crier, mais je ne parviens pas à reprendre souffle, bien qu’elle ne s’en aperçoive pas, à mon avis. Je détourne le visage. J’ai besoin de repos. Je ne sais quoi dire. Embarrassé, je feins de tendre la main, de toucher le bras de Mrs. Wolfe, puis suspends mon geste et porte ma main à ma propre poitrine, que je n’arrive pas à sentir, pas même quand je desserre ma cravate ; ma main reste là, tremblant sans que je puisse l’en empêcher. Je rougis, demeure muet.
— Je pense que vous devriez partir, dit-elle.
Nous sommes sur le palier, face à face.
— Ne faites pas de difficultés, dit-elle de nouveau, calmement.
Je demeure immobile quelques secondes encore, avant de me décider à reculer, levant les mains en un geste d’apaisement.
— Ne revenez pas, dit-elle.
— Je ne reviendrai pas, dis-je. Ne vous inquiétez pas.
Le jeune couple apparaît sur le seuil de l’appartement. Mrs. Wolfe me suit des yeux jusqu’à la porte de l’ascenseur, me regarde appuyer sur le bouton. Dans l’ascenseur, le parfum des roses est accablant.
A L’ENTRAINEMENT
Les poids et l’appareil Nautilus m’aident à décompresser. De même, mon corps réagit à l’entraînement. Torse nu, je scrute mon reflet dans le miroir au-dessus des lavabos, dans le vestiaire de Xclusive. Les muscles de mes bras sont brûlants, mon ventre est aussi ferme que possible, ma poitrine est d’acier, mes pectoraux de granit, mes yeux d’un blanc de glace. Mon casier de vestiaire contient trois vagins récemment découpés sur le corps de différentes femmes attaquées la semaine dernière. Deux sont nettoyés, le troisième non. L’un d’entre eux est muni d’une barrette, et un ruban bleu de chez Hermès est noué autour de mon préféré.